« Le cerveau n’est pas dessiné pour répondre aux multiples sollicitations du monde digital sursaturé d’informations instantanées. » De qui ce constat ? D’un technophobe rétrograde ? Pas du tout. Il est dressé par un ancien ponte de Google, Douglas Merrill, ex-vice-président chargé des services d’information, et auteur de Getting Organized in the Google Era (« Soyez organisé à l’heure de Google », éditions Brodway Books). Ce livre d’efficacité personnelle, best-seller aux Etats-Unis, apprend aux cadres et employés à reprendre en main leur efficacité à l’heure où les joujoux high-tech multiplient les occasions de distraction et nuisent gravement à notre productivité !
Répondre au téléphone tout en écrivant un mail, converser avec un collaborateur tout en surfant sur le web pour vérifier une info, conduire en téléphonant… Ces comportements récents et quotidiens sont apparus avec l’ère digitale et répondent au nom barbare de « multitasking ». Celui qui s’adonne à cet art d’accomplir plusieurs tâches en même temps peut facilement s’illusionner sur sa productivité réelle. « Le multitasking est en réalité un des grands mythes de l’efficacité !, dénonce Laurence Einfalt, directrice de Jara, conseil en efficacité, et coauteure de S’organiser tout simplement (éditions Eyrolles). Ça brille comme de l’efficacité mais ça n’en est pas. Croire qu’on est plus efficace en faisant plusieurs choses à la fois est une erreur. » Les scientifiques le confirment : selon Earl Miller, fameux neurologue au Massachusetts Institute of Technology (MIT), notre cerveau ne sait faire qu’une seule chose à la fois.
« Multitâche veut dire absence de concentration !, déplore Didier Pleux, psychologue clinicien. Avec les nouvelles technologies, il y a une hyperstimulation de l’enfant à l’école ou de l’adulte au travail. Il répond à tous ces stimuli au lieu de se concentrer sur la tâche prioritaire. »
Dans la réaction aux infos plutôt que dans l’analyse
Celui qui pratique le multitasking néglige la phase clé d’entrée des informations (« input » dans le langage des sciences cognitives) indispensable avant toute analyse ou décision. La phase d’input est la plus importante du traitement de l’information. La plupart des « multitaskers » la survolent et sont en analyse ou en réponse immédiates. Ils réagissent plus qu’ils n’agissent. « A l’école, cela se traduit par des réponses hors sujet, à l’âge adulte par des contresens ou des choses non traitées, diagnostique Didier Pleux. Il y a quand même un aspect positif au multitasking, c’est la réactivité, une certaine agilité à passer d’un contexte à l’autre. » Mais, en cours d’analyse, le salarié « multitâche » s’aperçoit qu’il n’a pas intégré une donnée, ou en a survolé une autre. Résultat : il doit multiplier les retours pour récupérer les informations manquées, survolées ou perçues mais non comprises. Des allers-retours qui sont une perte de temps. « Celui qui a bien scanné les informations nécessaires a été lent. J’ai observé les élèves de grandes écoles dans des tests : les X-Mines passent un temps énorme en phase d’input ! » En fait, nous sommes d’autant plus rapides et efficaces que nous acceptons de perdre du temps dans la phase une d’entrée et d’analyse des informations du problème à traiter.
Avec l’invasion des nouveaux moyens de communication (smartphones, tablettes, fenêtres multi-écrans de l’ordinateur…) en quelques années, le bruit de fond s’est aggravé : nous sommes en permanence bombardés d’infos visuelles et auditives en tout genre. Notre cerveau, lui, n’a qu’un seul canal d’attention. Des études américaines récentes ont montré que le multitasking diminuait la capacité à se concentrer longtemps.
Face aux tâches longues, le réflexe de remettre à plus tard
« Plus vous multitaskez, plus vous exigez une information courte, sans aucune ambiguïté et si possible visuelle, observe Laurence Einfalt. Autrement dit, vous captez mieux les infos sur Powerpoint mais vous ne savez plus lire un mail qui comporte au moins deux paragraphes. Vous préférez zapper et lire le suivant même s’il comporte des infos clés. » Deuxième effet : la procrastination, terme savant pour désigner l’art de reporter au lendemain ce qu’on pourrait faire maintenant. « Quand la tâche est longue, demande toute votre attention et des efforts d’analyse, vous allez repousser le moment de vous y attaquer et la mettez de côté, pour plus tard ! »
> Smartphone
Rappelez-vous la priorité du jour. Ne vous laissez pas distraire par toutes les applications de votre dernier bijou high-tech si vous voulez finir de rédiger votre rapport avant 18 heures.
> Téléphone et boîte vocale
Offrez-vous le grand luxe des temps modernes : ne pas être joignable pendant quelques heures !
> Ordinateur
Pour vous éviter de surfer pendant des heures en quête d’informations, clarifiez l’objet de votre recherche et… recentrez-vous sur votre valeur ajoutée !
Source de contresens, d’erreurs, de perte de temps, le multitasking ferait aussi baisser le niveau de qualité du travail ! Ses détracteurs y voient encore une source de surmenage et de baisse du quotient intellectuel ! Quoi d’autre ? « Les gens deviennent aussi super malpolis quand ils s’adonnent au multitasking ! déplore Laurence Einfalt. Ils ne sont plus disponibles pour vous, ils sont scotchés à leur écran et ne vous regardent plus quand ils vous parlent. Comme les enfants devant leurs jeux vidéo qui ne vous regardent plus quand vous rentrez à la maison. »
Alors que faire ? Oser débrancher – pour un temps – les outils qui clignotent, sonnent, vibrent, nous interpellent et nous déconcentrent. Réapprendre à ne faire qu’une seule tâche à la fois. Se rappeler que tout apprentissage véritable prend du temps et génère de la frustration et du déséquilibre. On ne peut pas écrire un chapitre de livre tout en lisant ses mails. Peut-être dans 10 000 ans, quand le cerveau aura muté grâce à l’évolution des espèces… Pour l’heure, l' »homo economicus » 2011-2012 ne sait pas bien faire plusieurs choses à la fois. Et il est resté très émotionnel : il se laisse volontiers aller à l’action des stimuli distrayants dont nos joujoux high-tech sont truffés !
(Article publié dans l’Express Entreprise – rédaction par Etienne Gless, publié le